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Le colosse

Je me perdais en considérations vagues, mais fascinantes sur la perspective de devenir, un jour un auteur célèbre. Mes rêveries prétentieuses m’amenèrent à prendre place et écrire. Ma petite voix intérieure me disait: «Si tu veux devenir célèbre mon vieux, va falloir t’y mettre tout de suite, chaque minute de labeur mentale compte». Je m’assois donc, ouvre l’ordinateur, repère mon fichier gabarit, le double-clique et ce geste d’automate me propulse dans mon logiciel de traitement de texte. J’écluse une bonne lampée de pinard, histoire de me mouiller les papilles et qui sait, peut-être émoustiller un peu mes neurones.

Je me lance et expulse une ou deux phrases potables du bout des doigts. Les caractères dansent à l’écran. Le premier jet semble bon et prometteur. Soudainement retentit la sonnerie de la porte. Ah non! Les jambes sont littéralement coupées, tout comme mon inspiration le sera sûrement bientôt.

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Je vais répondre en maugréant. Mes récriminations cessent net quand je me retrouve face à face avec une armoire à glace à la face de granit qui remplit aisément le cadrage de ma porte. Le genre dur à cuire qui ne pense jamais à la mort et juste un peu à la vie. L’espèce de malabar me déblatère son baratin tout d’un trait, d’une voix désassortie pour sa corpulence. Je ne saisis que partiellement la teneur de ses propos, qui le dépeingne comme un ex-tôlard repenti, qui à retrouver le droit chemin et qui vend des breloques pour s’en sortir: des ceintures de cuir et autres babioles dont je n’ai aucunement besoin. Le pauvre bougre tente de chasser le malheur qui lui colle à la peau et qui a tenu pendant si longtemps sa raison en échec. Bref, pour lui, le feu était finalement passé au vert. Enfin un peu de chance, le grand livre du karma semblait lui devoir bien ça. Planté là, devant lui, je ne savais pas trop quoi dire. En fait, il n’y avait rien à ajouter. Qu’aurais-je pu lui dire, à part être désolé qu'il ait une existence de merde? Je ne peux cependant pas ignorer cet élan (quoiqu’un peu maladroit) vers une réinsertion improbable et fragile. En tout cas, il avait les arguments de vente (et surtout la carrure) pour que je lui achète un truc ou deux.

 

Après avoir refermé la porte, je me suis questionné. Comment va-t-il s’en tirer? Quand tu ne l’as jamais vécu ou que tu ne le vis pas, tu peux le rationaliser, certes, mais ça s’arrête là. Je vois encore la bouille du monstre. C’était comme au cinéma, mais en moins bon. Un Sin City en technicolor coloré à la main, quoique pour la gueule, il n’avait rien à envier au Mickey Rourke du film. Le visage révèle souvent la vie de l’homme qui, belle ou laide, ne peut être facilement maquillée. Le visage révèle notre passé. Les traits en sont façonnés, sculptés par toutes les émotions qui ont défilé durant les années que constitue notre âge. Lui ne l’avait pas eu facile, si l’on se fie à la profondeur de ses nombreuses balafres. Son faciès de brute était un handicap certain pour l’obtention d’une réelle seconde chance. En passant, ta ceinture me va comme un gant. Encore merci!

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