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Les éboueurs

Je déambule sur l’avenue Queen-Mary sur la seule section commerciale qui occupe ma route. Le chaos urbain impose son tapage à mes oreilles. Contribuant à ce bruit ambiant, un énorme camion de vidanges surgit à côté de moi. Un travailleur costaud, vêtu d’un costume orangé fluorescent, débarque de derrière ce monstre. Encore une fois encouragé par cette impulsion presque maladive qui me pousse à vouloir en savoir plus sur les gens, j’engage la conversation avec lui, spontanément. 

Nos trajets respectifs se suivent dans un synchronisme presque parfait de sorte que je ne retarde aucunement son rythme de travail et lui le mien. Une diabolique odeur rance se dégage du mastodonte roulant, des relents qui flottent dans l’air pourtant glacial de ce mois de février. Ce qui est un inconvénient pour moi ne semble aucunement incommoder mon nouvel interlocuteur.
 
Toujours animé d’un soucis de justice, je lui demande s’il y a un système d’alternance entre lui et le chauffeur du poids lourd. Non, me répond-il, il a plus d’ancienneté que moi, c’est comme ça, renchérit-il. Donc, si je comprends bien, un qui se la coule douce dans la cabine de son camion à l’abri du froid et des odeurs alors que le petit dernier en date se tape toute la sale besogne. Le syndicat ne prend pas toujours des décisions équitables, mais c’est aussi comme ça dans notre métier de facteur. Ce n’est pas grave, rajoute-t-il. "J’adore ça, je n’ai pas besoin d’aller au gymnase en finissant ma journée". Il me dit ça, sans façon, en propulsant un fauteuil dans la gueule du camion gobeur de résidus comme si c’était une vieille chaussette sale. Il me fait signe de la tête pour m’indiquer de me tenir à l’écart, quand je viens pour lui donner un petit coup de main pour le suivant qui est tout aussi imposant. Aucun effort ne se lit sur son visage. Planté comme un ours. Mon sourire devant ses prouesses herculéennes lui a peut-être procurer l’unique sensation joyeuse de sa journée. C’est le genre de situation où je me plais à penser que je suis parfois l’instrument du destin. Il poursuit son parcours avec un sourire bien affiché au visage. Non, mais quel travail ils font ces mecs ! On a qu’à observer l’ampleur de la crise des ordures ménagères qui sévit au Liban et qui s’est étirée sur plusieurs mois pour constater l’importance de leur boulot.
 
On nous considère comme très en forme nous les facteurs. Et cela est, dans l’ensemble, assez vrai. Le cardio et les jambes sont effectivement mis à contribution quotidiennement, ce qui se reflète sur notre forme physique générale. Mais ces gars-là courent tout le long de leurs parcours, lèvent des poids, sautent sur le côté du camion, recommencent ce manège sans répit durant tout leur quart de travail. De plus, ils doivent négocier avec des automobilistes pressés qui sont prêts à leur passer sur le corps pour ne pas perdre une seconde. Fourbus, ils arrivent chez eux avec cette odeur nauséabonde qui les suit dans une traînée invisible. Traînée dont il doit être difficile de faire disparaître entièrement les traces. Wow, je leur lève vraiment mon chapeau !

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