top of page

Aperçu

Voici en avant-première, une nouvelle qui fera partie de mon prochain recueil de courts récits qui devrait en principe paraître fin 2024 ou début 2025. Je l'ai d'ailleurs utilisée pour participer à un concours parrainé par la revue française Lire. À cet égard, j'ai dû la modifier un petit peu pour répondre aux exigences du concours, mais l'essence du récit demeure la même.

​

C'était la sixième édition du concours de nouvelles organisé par Lire Magazine Littéraire et Librinova, et marrainé par l'auteure à succès Mélissa da Costa ! Voici le défi qu’elle a imaginé pour  nous : commencer notre nouvelle par un l’incipit. Soit un premier paragraphe soumis et obligatoire, duquel notre histoire devait prendre son envol. Ce premier paragraphe commençant par : Courir sur la plage, à l'aube... etc.

​

Voici, chers lecteursle texte que j'ai soumis ;

Les fissures de l'âme

Courir sur la plage, à l'aube, accompagné du vol des goélands était un plaisir absolu que rien ne pouvait gâcher, ni la pluie, ni les rafales, mais ce matin, son pied buta contre un objet à demi enseveli dans le sable qui faillit l'envoyer au tapis : une bouteille en verre à l'intérieur de laquelle se trouvait une lettre jaunie.

​

Sa curiosité piquée à vif, Jérémy se pencha et tira sur la bouteille enfouie dans le sable. Il l’inspecta en la retournant dans tous les sens. Elle semblait vieillie et d’une autre époque, son verre avait perdu de son lustre. Le cœur battant d’excitation, il délogea la lettre de son contenant et déroula avec précaution le fragile parchemin. De toute évidence, les phrases inscrites avaient été rédigées à la plume à encre dans une calligraphie splendide. Mais, ce qui était encore plus étonnant est le fait que cette lettre avait si bien résisté aux années et qu’elle était encore tout à fait lisible. Jérémy entreprit sa lecture à voix basse :

​

"Cher inconnu mis sur ma route par le destin.

Nous sommes séparés par le temps et l’espace. Cette bouteille est le seul moyen qui me donne espoir de pouvoir m’adresser à quelqu’un. Je suis un veilleur de nuit en quête de rédemption. Mon âme transite entre deux mondes depuis fort longtemps.

Cette missive se veut un appel à l’aide. Je vous en conjure, cher inconnu, aidez-moi à réparer les fissures de mon âme. Je suis pris au piège dans une époque qui n’est pas la mienne, condamné à errer sans relâche pour l’éternité. Je vous demande une faveur de la plus grande importance : venez à ma rencontre et je vous expliquerai par quel moyen ensemble nous réussirons à me libérer de ce châtiment. Je suis bien conscient que cette demande doit vous faire peur, mais sachez que je suis aussi effrayé que vous pouvez l’être. Néanmoins, contraint par le temps, j’ai su apprivoiser cette peur. Je prie depuis fort longtemps pour que mon message trouve le chemin d’un cœur compatissant.

Je vous en supplie, ne me laissez pas sombrer dans l’oubli, vous êtes mon dernier espoir. Puissiez-vous être la main tendue qui m’arrachera à cette souffrance éternelle.

Avec toute ma sincère reconnaissance et mon espoir.

Un veilleur de nuit."

 

Jérémy relut la lettre plusieurs fois, le cœur serré par l’étonnante infortune qui en émanait. Il retourna le parchemin jauni et il aperçut à l’endos, un plan sommaire qui avait été dessiné à la main.  Sur le plan figuraient quelques lieux marqués de points et d’une petite légende qui désignait ces endroits précis. Le premier endroit se situait à un jet de pierre de son domicile. Il irait donc, dès ce soir,  faire une première inspection dans le secteur, histoire de se faire sa propre idée et, peut-être y trouvera-t-il des indices additionnels. En fin de soirée, il fit donc le tour de l’ancienne prison des patriotes, aujourd’hui devenu le siège social de la Société des Alcools du Québec. Elle figurait sur le plan rudimentaire du messager, veilleur de nuit.

 

En s’approchant, il s’aperçut que la porte était entrouverte. L’intérieur était plongé dans une semi-obscurité. Néanmoins, sa curiosité l’emporta sur sa peur et il franchit lentement le seuil pour y jeter un coup d’œil. Doucement, il se faufila et emprunta un escalier qui descendait vers les caves. On avait respecté la beauté des murs faits de pierres des fondations ancestrales qui se présentaient dans toutes leurs splendeurs comme un donjon moyenâgeux. En bas, il s’attendait à apercevoir de nombreuses chambres tempérées, toutes minutieusement verrouillées. Un genre de cave de vieillissement où l’on conserve les milliers de bouteilles, pour la plupart de grands crus français appartenant à des clients prestigieux. Mais à sa complète stupéfaction, il trouva ce qui semblait être les cellules alignées de la prison d’origine. Encore plus stupéfiant, la plupart de celles-ci abritaient des prisonniers qui roupillaient le dos tourné vers le grillage. Un montage scénique pour les visiteurs des caves, c’est vraiment de mauvais goût, se dit-il. Cela provoqua malgré tout une chair de poule qui lui longea la colonne vertébrale.

​

Son imagination avait été flagellée sans s’y attendre, comme s’il était descendu dans le temps, plongé dans une sorte d’univers parallèles. Voulant faire demi-tour afin de retrouver ses esprits, il entendit la porte principale, par où il était entré, se refermer dans un retentissant fracas. Surpris par cet événement imprévu, il emprunta, à pas de velours, le premier couloir sombre qu’il trouva. Puis, sa respiration saccadée et l’affolement de son cerveau le prirent de court, il adopta un pas plus rapide. Les prisonniers qu’il avait aperçus plus tôt semblaient respiré, il croyait réellement avoir vu le mouvement de leurs respirations sous leurs vêtements. Son imagination débridée enfantait de multiples visions fantasmagoriques qui déboulaient dans son esprit à vif.

​

Quoi qu’il en soit, Jérémy poursuivit sur son chemin. Selon son orientation approximative, le long couloir qu’il avait emprunté lui avait permis de traverser le boulevard De Lorimier, il devait être près de franchir le pont Jacques-Cartier. Il s’éclairait avec son briquet pour y voir plus clair, ce qui rendait le décor encore plus lugubre. Finalement, un nouvel escalier lui permit de revenir à la hauteur du sol. De toute évidence, il était dans un nouvel endroit, un bâtiment sale et désaffecté. Il se dirigea vers la seule porte qui était bien sûr verrouillée de l’extérieur, la plupart des fenêtres étaient placardées. Sans doute afin d’éviter que les squatters du quartier y érigent domicile. Les fenêtres beaucoup plus hautes, et donc inaccessibles, étaient soit partiellement brisées ou très sales, mais elles laissaient tout de même passer les lueurs de la nuit.

​

En vérité, il se trouvait précisément dans l’ancienne station de pompage Craig aux abords du pont Jacques-Cartier. Celle-ci avait cessé ses activités depuis plus d’une cinquantaine d’années et avait depuis été laissé à l’abandon. Incapable de se faire entendre, même s’il s’époumonerait jusqu’à en perdre la voix, Jérémy décida de parcourir en long et en large cet endroit lugubre. Plusieurs couloirs en pentes douces s’ouvraient à lui. Au loin, des marmonnements ressemblant à des voix d’hommes résonnaient de ces passages. Un son creux et étouffé, comme enfoui sous terre et remontant des profondeurs d’une cave distante. Ces obscurs sons de caveau laissaient suggérer l’évanescence du temps, comme une forme d’expression d’une relation préservée entre le présent et de lointains événements enfouis dans le passé. Cela provoquait un effet singulier en lui, celui-ci ne manquait pas de dessiner sur son faciès en questionnement, une moue d’effroi bien affichée. Toutefois, sa raison lui laissait entendre que ça devait être le vent au travers les grillages et les carreaux brisés qui le confondaient de la sorte. Il se décida donc à emprunter un de ces tunnels. Celui choisi, toujours selon son orientation approximative en rapport avec la position du pont voisin, se dirigeait vers le Vieux-Montréal. C’était tout de même son quartier et il le connaissait comme le fond de sa poche. Quand il était en surface, bien sûr. Mais cela ne nuisait pas à mettre les rues et les immeubles à des emplacements dans sa tête qui étaient assez conformes à la réalité.

​

Avec l’aide de cette pénombre, tous les objets étaient déformés, une simple petite barrique dans un coin devenait un homme accroupi, un vieil outil rouillé au bord d’un mur devenait un rat immobile qui l’observait. L’ensemble des détails s’accroissait pour faire déborder son imagination et ainsi se chargeait de compléter les inventions de son esprit déjà apeuré et aux aguets. Ce dédale de couloirs et ces voûtes sombres semblaient s’étendre sans fin sous la ville. Après une bonne demi-heure de marche, il arriva à un endroit plus large, un genre de salle circulaire sertie de plusieurs petites cavités où reposaient de petits lampions. Curieusement ces flambeaux miniatures semblaient bruler depuis une éternité. Il se rapprochait pour les voir de plus près. Effectivement ces petits cierges disposaient d’une mèche qui ne semblait pas se consumer. Bizarre, se dit-il.

​

Continuant sa route, il entendit au loin un genre de grommèlements comme on pouvait en entendre dans les débits d’alcool enfumés d’une certaine époque révolue. Il devait alors se trouver non loin de l’ancienne tour de Radio-Canada. À titre informatif, rappelons-nous que celle-ci est située au beau milieu d’un ancien quartier qui jadis portait le nom du "faubourg à m’lasse". Quartier constitué de familles de travailleurs, principalement des débardeurs qui besognaient au port voisin. Ils vidaient les bateaux provenant de l’étranger de leurs produits courants dont la mélasse, d’où le sobriquet. Drôle de hasard d’entendre ces voix qui auraient pu appartenir à ces ouvriers de l’époque.

​

Jérémy chassa aussitôt cette pensée de son esprit et poursuivit sa route. Soudain, une brume épaisse envahit la pièce où il se trouvait, l’enveloppant de son voile mystérieux. Il se retourna prestement et arriva face à face avec un couple plutôt désassorti qui était composé d’une fillette et à ses côtés se tenait un homme immense, un colosse. Jérémy était bouleversé par ce qu’il voyait. Il reconnut aussitôt la fillette qu’il croyait disparue depuis plusieurs années. Elle se tenait juste là, devant lui. La jeune fille était vêtue d’une robe sombre, et ses mains étaient croisées sur sa poitrine, tachées d’une marque rougeâtre qui ressemblait à du sang séché. Elle avait l’air d’une petite fille qui avait eu beaucoup de souffrance. L’expression de son visage était animée d’un regard de chagrin intense qui s’accordait étrangement avec son allure ténébreuse.

​

Jérémy sentit encore une fois un frisson lui parcourir l’échine. Il était stupéfait de voir la fillette qu’il connaissait si bien dans cet endroit sombre et sinistre. Il avait du mal à comprendre ce qui se passait. Était-il en train de rêver? Ou bien était-ce une hallucination causée par l’atmosphère oppressante des lieux? La fillette fit un mouvement vers Jérémy, comme si elle voulait lui parler. Il sentit une bouffée d’émotion l’envahir. Son instinct lui criait de s’enfuir, de fuir cet endroit maudit, mais sa curiosité et son attachement envers la petite fille le retenaient sur place. Finalement, il rassembla son courage et s’approcha d’elle. L’homme immense qui l’accompagnait gardait un regard fixe et impénétrable. Jérémy chercha à communiquer avec la fillette, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il réalisa alors que tout cela devait être un songe ou une illusion. Désemparé et en proie à une consternation qui frisait le désespoir, Jérémy recula rapidement, voulant s’arracher de leurs chemins, et il heurta de plein fouet le colosse qui s’amenait lentement vers lui. En fait, c’est ce qu’il crut, mais en réalité il était entré en contact avec le mur de pierres du tunnel derrière lui. Tout ça lui parut encore plus étrange. Le couple désassorti était passé si proche de lui, voire presque au travers, comme s’il avait lui aussi un corps éthéré. Les deux poursuivirent leur route et se dirigèrent lentement vers une salle attenante d’où émanaient les voix entendues plus tôt. Les exclamations continuaient dans une rumeur sourde. Jérémy s’approcha discrètement de l’ouverture en forme d’arche pour y jeter un œil.

​

La salle était enfumée et remplie de gens. Dans un coin, quatre hommes habillés en salopettes de travail noircies étaient assis à une table et jouaient aux cartes en badinant, cigarette au bec. Selon leurs accoutrements, ils semblaient jouer là depuis 1940 et être condamnés à poursuivre pour l’éternité. Le couple dépareillé lui s’était installé près d’une autre table où étaient déjà assis deux dames. Celles-ci, aussi vêtues à la manière d’une autre époque, leurs cheveux noués élégamment sous des bonnets blancs, les saluèrent en opinant. À la manière d’une grande cafétéria, la salle était bondée. Chacun de ces individus semblait avoir sa propre histoire. En analysant leurs accoutrements respectifs, on s’apercevait qu’ils ne correspondaient pas nécessairement à la même époque de ceux de leurs voisins de table. Cet endroit avait ceci de magique qu’il semblait échapper au temps : il en était littéralement coupé.

​

Et voilà qu’il était témoin de l’existence de cet endroit ahurissant d’où sévissait des phénomènes occultes inexplicables. Des êtres défunts et désincarnés qui vivaient sous terre en parallèle aux vivants montréalais. Phénomènes occultes ou réalité difficilement vérifiable, la ligne de démarcation n’était plus vraiment très claire, peut-être y avait-il des passerelles entre ses deux niveaux de conscience qui échappaient à toute interprétation logique? Peut-être aussi que Jérémy était, à ce moment précis, sur une de ces passerelles où le temps n’a plus aucune emprise? Contorsion de l’esprit ou bourbier cérébral, endroit où toutes les fantasmagories s’animent et toutes les théories se côtoient dans un mystérieux ordre du plausible.

​

Une appréhension impénétrable planait en permanence autour de lui. Il s’attendait à tout moment à un événement menaçant. Plusieurs jours passèrent ainsi. Jérémy continuait de parcourir de nouveaux tunnels, mais toujours aucune trace du messager de la bouteille. Où pouvait-il être et qui était-il? Jérémy ne se rendit point compte que ça faisait une éternité qu’il n’avait pas vu la lumière du jour. Son visage avait, à son insu, adopté des teintes d’une blancheur d’albâtre, exsangue et déformé par la crainte, digne d’inspirer une étude passablement intéressante à un artiste en éveil. Un beau jour il s’aperçut qu’il avait aussi cessé de s’alimenter. Autre détail lugubre, il regardait ses mains et celles-ci étaient maintenant translucides comme s’il avait adopté lui aussi la dimension éthérée de ses compagnons de fortune colocataires des bas-fonds de Montréal.

​

La version la plus répandue de la légende du veilleur de nuit se termine toujours par la disparition de la victime, comme soumis par le diable et contraint à vadrouiller à jamais pour avoir manqué à ses devoirs. Punis pour avoir bravé l’interdit. Pourtant, dans le cas qui nous intéresse, Jérémy n’avait qu’écouter son cœur dans l’espoir d’aider un prisonnier du temps. En tout état de cause, on ne le revit jamais à la surface de Montréal. À l’écoute de ces voix éthérées, il se posait la question suivante : à savoir si ces entités pouvaient, délibérément, avoir envoyé cette bouteille au fleuve pour faire en sorte qu’il se joigne à eux dans leurs croisades autant improvisées qu’imposées.

 

Cette histoire a l’heur d’évoquer en moi la possibilité que certains mystères ancrés dans l’inconscient puissent défier l’intelligence et la raison. C’est d’ailleurs pour moi la seule explication rationnelle qui a le potentiel d’expliquer cet épisode ésotérique. Toutes ces dispersions me confrontent à la complexité de l’âme et son caractère insondable. La tension manifeste entre la vie réelle et celle d’une autre dimension qui nous est inconnue. L’adjacent, le limitrophe, l’avoisinant ou l’éloigné, le percevable ou l’inabordable sont des concepts qui échappent à la majeure partie d’entre nous, occidentaux.

​

Si vous me permettez une conclusion pour clore cette mythique histoire; je crois que l’Occident en général est un monde vraiment paradoxal à la fois fascinant et sinistre, d’un côté, ouvert à l’impossible, puis autrement, nanti d’une anxiété presque pathologique. Cependant, une constante en émerge, c’est un monde où le malheur rode en permanence. Lui, peut mener au dénuement et à l’errance dans l’ombrage de la vie. Un endroit sombre auquel on appose de plus en plus souvent l’étiquette fourre-tout de la maladie mentale.

 

Là-dessus, je vous souhaite une belle fin de vie !

bottom of page